La technologie d’abord et la globalisation ensuite sont les plus cruels bourreaux des classes moyennes américaines. Tel est le verdict du professeur d’économie David Autor (MIT) dans un rapport qui devrait également intéresser les Européens.
Aujourd’hui, le marché américain du travail est essentiellement réparti entre des petits boulots mal payés (agents de sécurité, caissières, manutentionaires, etc) et des emplois hautement qualifiés et rémunérés (chercheurs, managers, juristes, etc) : d’où « une polarisation des opportunités d’emploi » et donc une érosion des classes moyennes.
Un graphique extrait du rapport The Polarization of Job Opportunities in the US Labor Market (p.15) de David Autor révèle une forte décroissance des opportunités et des revenus dans « la vallée centrale » des cols blancs et des cols bleus. Dans de nombreux pays européens, maintes études font également état d’une souffrance accrue des classes moyennes, victimes d’un sérieux coup de frein dans leur progression salariale, d’une augmentation continue du coût de la vie (à cause notamment des dépenses obligatoires telles que l’électricité, l’eau, le gaz, l’alimentation, le transport, les impots & taxes qui plombent parfois plus de la moitié de leurs revenus) et surtout de la précarité quasi endémique de l’emploi des cols blancs et des cols bleus.
Selon Jean-Marc Vittori, « les classes moyennes ont raison d’avoir peur. Car dans notre société, il n’y a plus rien de « moyen ». Plus de produits moyens, plus d’emplois moyens. Il ne reste que des gros moyens et des petits moyens. Tout ce qui ne grossit pas est condamné à maigrir. Il n’y a plus de stabilité. Il n’y a plus d’embellie assurée, plus d’amélioration automatique, plus d’escalier mécanique qui entraîne toute la société vers le haut. La révolution industrielle du XXIe siècle, celle des technologies de l’information, favorise la main d’oeuvre qualifiée : ceux qui savent se servir d’un ordinateur et manier les flux d’information. Du coup, le peloton social s’étire. La société ressemblait à une pyramide, où tous les échelons intermédiaires constituaient les classes moyennes. La révolution de l’information écrase le milieu ! Les uns sont propulsés vers le haut. Les autres descendent. À la pyramide succède un sablier. »
Des deux côtés de l’Atlantique, les économistes en appelent à une croissance keynésienne qui créerait des emplois, à une diminution de la pression fiscale... ou à l’augmentation de celle-ci pour les plus riches. Bref, rien de très novateur. Pour Autor, cette érosion des classes moyennes est moins le fait d’une Grande Récession commencée en 2008 que de processus d’automatisation ou d’externalisation (enclenchés dans les années 70) des tâches routinières qui furent autrefois l’apanage des cols blancs et des cols bleus. Malheureusement, bon nombre de ces tâches routinières ont été séquencées, numérisées et modélisées au point d’être exécutées par un ordinateur / un robot ou par un salarié d’un pays en développement. En clair, les compétences usuelles des classes moyennes sont devenues obsolètes à cause des effets combinés de l’automatisation et de la délocalisation... qui doit tout aux progrès des TIC et de la logistique.
Auparavant, ce furent les pompistes qui disparurent des stations d’essence alors complètement automatisées, et les laboratoires de développement photo qui vacillèrent face à l’expansion de la photographie et de la « photophonie » numériques. Aujourd’hui, des robots destinés aux chaînes de montage sont fabriqués par d’autres robots dans des usines peu ou pas éclairées ; motif : point besoin d’ouvriers humains. L’automatisation et/ou la délocalisation des call centers et des hotlines a éliminé des armées de standardistes. Une assistante de direction munie d’un ordinateur portable, d’un « microcasque », d’une connexion sans fil et d’une suite bureautique donnerait des sueurs froides à ses consoeurs des années 80 ou 90. Demain, les caissières seront court-circuitées par les caisses automatiques et par la monétique mobile (paiement par téléphone mobile ou m-paiement) et deviendront une coquetterie voire un luxe réservé à certains points de vente. On peut également parier que des logiciels savamment conçus assureront la télésurveillance et la fouille des bagages.
Ainsi, à mesure que les technologies (informatique, TIC, robotique) gagnent en efficacité, des franges croissantes de cols blancs et de cols bleus sont appauvries ou marginalisées. Corrélativement, le processus schumpeterien de destruction créatrice (d’emplois) prend une tournure nettement moins romantique que celle décrite par la théorie économique : des techniciens faiblement rémunérés entretiennent des technologies élaborées par des ingénieurs chèrement payés. Entre ces deux classes socioprofessionnelles, règne un vide quasi absolu.
Des tournevis keynésiens et des bielles fiscales ne suffiront guère pour endiguer l’érosion des classes moyennes par la technologie, facteur trop souvent ignoré ou éludé par les décideurs politiques. Tout le monde ne pouvant être programmeur-développeur, chercheur en biotechnologies, avocat, designer, médecin, e-marketeur, assureur, conseiller financier ou ingénieur en robotique, une révision profonde des systèmes d’éducation et de formation s’impose. Cette révision devra faciliter l’émergence de cols blans et de cols bleus mieux adaptés à une ère où l’information sci-tech et les exigences de créativité immergent tous les métiers.
Au XXIème siècle, même un poète est tenu de maîtriser une suite bureautique, un navigateur web, plusieurs médias sociaux et quelques notions d’e-marketing afin de diffuser peu ou prou ses oeuvres payantes ou gratuites...
En effet, dans les démocraties (post-)industrialisées, les classes moyennes ont longtemps constitué la plus grosse part de la population active et ont toujours été le coeur de cible des politiques économiques. Leur situation socioéconomique et leurs perspectives globales conditionnent grandement « l’ambiance » et le destin d’une nation. Si rien n’est entrepris en Amérique du nord et en Europe pour remédier à leur érosion, l’équation suivante prendra vite forme : moins de classes moyennes = plus de pauvres = plus de frustration et d’insécurité = plus de populismes.
Et si le maintien des classes moyennes relevait d’une nécessité autant politique qu’économique ?
David Autor : The Polarization of Job Opportunities in the US Labor Market (PDF)
Source: Charles Bwele
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