mardi 16 novembre 2010

La CIA, mécène de l’expressionnisme abstrait

Jackson Pollock, The She-Wolf (1943)



L’historienne Frances Stonor Saunders, auteure de l’étude magistrale sur la CIA et la guerre froide culturelle, vient de publier dans la presse britannique de nouveaux détails sur le mécénat secret de la CIA en faveur de l’expressionnisme abstrait. La Repubblica s’interroge sur l’usage idéologique de ce courant artistique.
Jackson Pollock, Robert Motherwell, Willem de Kooning, Mark Rothko. Rien moins que faciles et même scandaleux, les maîtres de l’expressionnisme abstrait. Un courant vraiment à contre-courant, une claque aux certitudes de la société bourgeoise, qui pourtant avait derrière elle le système lui-même. Car, pour la première fois, se confirme une rumeur qui circule depuis des années : la CIA finança abondamment l’expressionnisme abstrait. Objectif des services secrets états-uniens : séduire les esprits des classes qui étaient loin de la bourgeoisie dans les années de la Guerre froide. Ce fut justement la CIA qui organisa les premières grandes expositions du New American Painting, qui révéla les œuvres de l’expressionnisme abstrait dans toutes les principales villes européennes : Modern Art in the United States (1955) et Masterpieces of the Twentieth Century (1952).

2 Figures (Robert Motherwell, 1958; oil on canvas)


Donald Jameson, ex fonctionnaire de l’agence, est le premier à admette que le soutien aux artistes expressionnistes entrait dans la politique de la « laisse longue » (long leash) en faveur des intellectuels. Stratégie raffinée : montrer la créativité et la vitalité spirituelle, artistique et culturelle de la société capitaliste contre la grisaille de l’Union soviétique et de ses satellites. Stratégie adoptée tous azimuts. Le soutien de la CIA privilégiait des revues culturelles comme EncounterPreuves et, en Italie, Tempo presente de Silone et Chiaramonte. Et des formes d’art moins bourgeoises comme le jazz, parfois, et, justement, l’expressionnisme abstrait.

mark rothko: blue


Les faits remontent aux années 50 et 60, quand Pollock et les autres représentants du courant n’avaient pas bonne presse aux USA. Pour donner une idée du climat à leur égard, rappelons la boutade du président Truman : « Si ça c’est de l’art, moi je suis un hottentot ». Mais le gouvernement US, rappelle Jameson, se trouvait justement pendant ces années-là dans la position difficile de devoir promouvoir l’image du système états-unien et en particulier d’un de ses fondements, le cinquième amendement, la liberté d’expression, gravement terni après la chasse aux sorcières menée par le sénateur Joseph McCarthy, au nom de la lutte contre le communisme.
Pour ce faire, il était nécessaire de lancer au monde un signal fort et clair de sens opposé au maccarthysme. Et on en chargea la CIA, qui, dans le fond, allait opérer en toute cohérence. Paradoxalement en effet, à cette époque l’agence représentait une enclave « libérale » dans un monde qui virait décisivement à droite. Dirigée par des agents et salariés le plus souvent issus des meilleures universités, souvent eux-mêmes collectionneurs d’art, artistes figuratifs ou écrivains, les fonctionnaires de la CIA représentaient le contrepoids des méthodes, des conventions bigotes et de la fureur anti-communiste du FBI et des collaborateurs du sénateur McCarthy.

No Title, New York, Fondazione de Kooning, 1988


« L’expressionnisme abstrait, je pourrais dire que c’est justement nous à la CIA qui l’avons inventé —déclare aujourd’hui Donald Jameson, cité par le quotidien britanniqueThe Independent [1]— après avoir jeté un œil et saisi au vol les nouveautés de New York, à Soho. Plaisanteries à part, nous avions immédiatement vu très clairement la différence. L’expressionnisme abstrait était le genre d’art idéal pour montrer combien était rigide, stylisé, stéréotypé le réalisme socialiste de rigueur en Russie. C’est ainsi que nous décidâmes d’agir dans ce sens ».

Lapins par Lapin, colection privée ;)

Mais Pollock, Motherwell, de Kooning et Rothko étaient-ils au courant ? « Bien sûr que non —déclare immédiatement Jameson— les artistes n’étaient pas au courant de notre jeu. On doit exclure que des gens comme Rothko ou Pollock aient jamais su qu’ils étaient aidés dans l’ombre par la CIA, qui cependant eut un rôle essentiel dans leur lancement et dans la promotion de leurs œuvres. Et dans l’augmentation vertigineuse de leurs gains ».



Source: Voltaire

10 commentaires:

  1. la forme au service du fond.la création
    comment détourner l'art ?
    reste la création. qui nécessite un choix dans le possible des formes pour exprimer sa pensée.

    la pensée exprimée serait elle par définition toujours dominante, donc récupérable ?

    le terrain glisse vers l'entrée du clapier...

    wendy(caresse à horus...)

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  2. Wendy!

    La pensée exprimée est-elle dominante ou la pensée dominante est-elle la seule pensée exprimée?

    Biz Wendy, je transmet la caresse à Horus.

    Nikopol (éleveur de volaille)

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  3. c'est notre ignorance qui nous rend manipulable , les médias au service de l'empire l'ont bien compris . a partir du moment ou nous avons la volonté de chercher pour savoir , nous cessons peu a peu d'être dans un état de soumission et c'est a partir de là que le système commence a perdre de son pouvoir . celui qui n'a plus peur devient intouchable . celui qui sait devient irrécupérable ...le nouvelle ordre mondial a du souci a se faire .

    quand a l'art abstrait , il peu devenir une arme facile car on peu lui faire dire se que l'on veut ! . moi j'adore l'art abstrait , mais je m'autodiscipline pour ne jamais le voir autrement que comme une distraction pour l'esprit . un luxe pour ceux qui n'ont plus / ou pas , a se soucier en priorité de savoir comment ils vont pouvoir bouffer et ou dormir .
    alors " oui " a se loisir ma foi très agréable , mais ne pas oublier qu'il n'ai pas prioritaire et que l'on peu aussi avoir envie de vivre sans , et ne pas être débile pour autant . le monde de l'art restera problématique tant que tout le monde n'y aura pas axé , s'il le désire . car même une oeuvre dite de grande valeur demeure secondaire du moment qu'elle n'ai pas disponible a tous . ( mais tout cela n'est qu'un avis personnel , qui n'a évidemment aucune incidence sur la bonne marche du monde capitaliste et des nombreux escrocs de l'art contemporain ). Salutations ( douzi28.05.70 - http://nowavegay.blogspot.com/

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  4. @Douzi

    Je partage ton point de vue à propos de l'art abstrait, je ne suis pas fan mais je ne loupe jamais une expo car j'aime les formes et les couleurs, c'est une source d'inspiration.
    L'art abstrait est cependant pervers selon moi, car l'abstraction ouvre la porte à tout, à la bourse en particulier, car lorsque l'on accepte l'abstraction dans l'art, on est enclin à l'accepter dans l'économie, et à la fin ça donne Wall Street, le mur de l'argent comme disait François Mitterand.

    Bien à toi,

    Nikopol (se comprend)

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  5. oui , " pour les formes et les couleurs " . moi sa me serre a garder la capacité de rêvé ! ( un peu ) . m'évader ( ou fuir ? ) quand le quotidien me pousse a la folie . car a moins d'être insensible ou surpuissant , comment ne pas sentir la folie qui nous guète , et notre impuissance fasse a un monde dont le modèle dominant est l'injustice . mais je ne suis pas fière non plus , de me réfugier trop souvent dans l'art . car cela devient très vite comme de jouer au loto , d'aller voir un match de foot ou regarder la TV . c'est a dire un moyen de se laisser aller ! une sorte d'embourgeoisement pour les pauvres . se faire croire un instant qu'on a le droit d'oublier 5mn le malheur général et involontairement renforcer notre impuissance .
    alors bien sur , on a droit a chercher un peu de bonheur et a chacun ses loisirs . nous pouvons difficilement accepter de subir 24H sur 24H le malheur qu'impose les sociétés capitaliste déshumanisé et amoral . car nous somme pas fait a la base pour baigner dans se malheur crée de toute pièces . mais pour pouvoir considéré que ces petits moments de détente ne sont que " le repos du guerrier " il faudrait que les livres (et parfois) le cinéma , ne soi pas exclut ! car la médiocrité de l'offre se fait au détriment des oeuvres qui peuvent rendre plus fort et donner le gout de résister ! .
    car la guerre est bien là ! elle se fait ...avec ou sans nous .

    cela me ramené a l'idée d'ignorance ! ...car dans se cas , comment se battre , avec quelles armes ? . lorsque par exemple on a un niveau scolaire égale a zéro et que même en ayant fini par se construire soi même on réalise que tout se que l'on a acquis ne suffi pas a dépasser le stade de l'impuissance .
    il ne reste plus beaucoup de solutions : soi faire sa petit vie dans son coin , se qui implique d'accepter de subir le système ! est çà , faut en être capable . ou se mettre a suivre un leader " qui est suffisamment de poids " pour pouvoir tenté de changer les choses . mais comme en France ceux qui ont du poids travail contre nous ! il me semble que le sentiment d'impuissance n'ai pas prés de nous quitter .

    Salutations ...en espérant ne pas avoir étais trop envahissant avec mon commentaire .
    ( douzi28.05.70 -

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  6. Je partage ton analyse, ça me fait plaisir de lire un texte dans lequel je me retrouve pour beaucoup, particulièrement à propos de l'art comme trivial divertissement, embourgeoisement du pauvre. L'ignorance est aussi un problème pour moi, plus j'apprends plus je me rends compte de mes lacunes, que j'essaie de combler, la vie ne sera peut-être pas assez longue pour cela.

    Quant à l'impuissance, au manque de prise sur le réel, cela me trouble énormément. Pour y faire face, j'essaie de me déconstruire, défaire tous mes à priori, en considérant la culture dominante comme une cage dont il faut s'échapper, en n'oubliant pas que faible ou puissant, notre passage sur Terre est limité, donc le seul possible est d'en profiter au mieux.
    à propos: http://www.litteratureaudio.net/Bernard_le_Bouvier_de_Fontenelle_-_Du_Bonheur.mp3

    Bien à toi

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  7. peut on aussi accepter l'idée,sans élitisme, que la peinture de Rothko est aussi un aboutissement profond de ce qu'est la lumière en peinture.
    La plupart des gens et pas seulement les pauvres attendent toujours et encore d'une image qu'elle ait un contenu littéraire. L'art n'est pas forcément de la com.
    Pour moi, le travail de rothko, au delà de sa récupération par la CIA, est un travail équilibré entre perception pure, geste,matière et surface.
    J'y vois un rapprochement avec la volonté d'équilibre et la fraicheur des arts zen, dépouillés de la notion d'identité.
    Il est très intéressant de savoir ça, la CIA, tout ça, cela ne m'empêche pas de trouver le travail de rothko , absolument remarquable.
    Je voulais juste le souligner.

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  8. Tom!
    "J'y vois un rapprochement avec la volonté d'équilibre et la fraicheur des arts zen, dépouillés de la notion d'identité."
    Merci de le souligner.
    Il est juste question ici de l'impact politique/social/économique, sans juger la valeur de l'oeuvre en elle même.

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  9. Oui oui...
    Et c'est très précieux aussi :)

    et merci pour ce blog que je découvre.

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  10. Tout le plaisir est pour moi Tom!
    bonne découverte!

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